La belle âme du chaos

Voici un chercheur d’âme : comprendre ce qu’est le centre, le débusquer et le multiplier pour enfin lui donner forme. Telle est la démarche d’Alexandre Baldrei. Au commencement, interroger le monde tel qu’il nous a été transmis, tel qu’il s’est révélé par la démence humaine. Parcourir la planète et qui l’habite pour en découvrir les extrêmes, de la merveille à l’horreur, de l’horreur à la merveille, en contempler la diversité et l’unité. L’artiste en révèle les surgissements inoubliables : telle minuscule tapisserie nazca hébergée dans une vitrine du Metropolitan sur la cinquième avenue, toute scintillante d’intelligence du faire, et encore fraîche de ses couleurs depuis toujours associées ; tel fragment de peau arrachée par la puissance du feu atomique sur Hiroshima, sa texture torturée ou son ombre imprimée à jamais par l’aveuglante incandescence.

 Voyager au loin, c’est découvrir le mystère de l’Histoire. En Corée où il vécut pendant un an, Alexandre Baldrei a pu questionner la beauté apparemment immuable des tumulus funéraires de la dynastie Joseon, leur inscription réglée selon les dispositions de la nature. Là comme au Japon, découvrir les capacités inouïes du plus beau des supports, le papier. Ses effets de masse ou de légèreté, jusqu’à la transparence impalpable.

Considérer le poids d’un grain de sable et la toute puissance des vents comme du feu intérieur de notre planète. Les approches qui s’en suivirent, après son retour à Paris, furent celles d’une « appropriation lente et douloureuse », nourrie de réflexions, de lectures, d’apprentissages formels comme ceux qui lui furent dispensés par son maître, Vladimir Skoda, sculpteur épris de mathématiques se colletant avec les plus durs métaux pour aborder en fin de compte les questions du cosmos.

Alexandre Baldrei sait regarder le travail d’artistes comme Rothko, Pierrette Bloch, Lee Ufan et d’autres ; il lit Gilles Deleuze, Alois Reigl ou Wilhelm Worringer, se passionne pour l’architecture, mais il se concentre résolument à l’émergence d’une expression totalement intime, au départ rigoureuse et ingrate dans son ascèse, activée par une inlassable discipline de répétition. Ayant choisi la réclusion d’une ville de province sans craindre la solitude ou l’indifférence d’autrui, il y trouve finalement une liberté de réflexion qu’il aime partager avec les élèves de « prepa » aux concours nationaux des écoles de Beaux-arts. Conduisant leur initiation, s’inspirant des travaux d’André Leroi-Gourhan, de Jacques Lucan, ou de Rem Koolhaas, il semble atteindre, confirmer et développer ses propres certitudes. Il lui faut d’ailleurs écrire au quotidien dans ses carnets, et de long en large, d’une même graphie noire et continue, les réflexions qui s’imposent à lui à partir de cette question fondamentale et obsédante, celle du point et de sa répétition scripturale. Michel Jeanneret, dans son livre Perpetuum Mobile, étudie, à partir des réflexions de Léonard de Vinci les grands cycles métamorphiques qui ordonnent la nature. « A son tour, il perçoit, répandues parmi les choses, les traces d’une vie qu’il rapporte à une puissance universelle et unifiante. La terre, dit-il, possède une âme végétative. Elle est animée et, dans ses rythmes comme dans sa morphologie, fonctionne à la manière d’un organisme vivant. Associés dans la vie du grand Tout, l’homme et le monde, le microcosme et le macrocosme, sont composés de la même manière – le mélange des quatre éléments – et l’agencement de leur corps est symétrique. »

Si, ému par le foisonnement minuscule de ces alignements de signes, par les crevés qui nous apparaissent comme des bulles inspirantes, on dit à l’artiste que l’on associerait nature et spiritualité, il répond seulement : « je suis spinoziste ». La densité de ses travaux permet de « perdre l’échelle », de s’égarer dans une « ligne sans contour » comme le pense Deleuze à propos de Pollock. L’atelier d’Alexandre Baldrei reflète aujourd’hui la profusion de propositions nées d’un tracé originel répétitif dont la « puissance d’errance » conduit une diversité stupéfiante. Sous prétexte de « bricolage » revendiqué les recherches de l’artiste envahissent l’espace, se transforment et articulent une dynamique propre à chaque œuvre. C’est une surprise de découvrir que la patience initiale s’enrichit de modifications déterminantes.

 Les formes autrefois simplement découpées proposent aujourd’hui des liserés, ou même de larges bordures superposées. L’introduction de courbes cloisonnant une sphère en quatre portions égales vient susciter l’amorce d’un volume. De simples motifs s’inscrivent dans une découpe périphérique. Notre perception de l’étendue se modifie dans une démonstration du caractère paradoxal de son mouvement interne, de sa transparence ou de son épaisseur – un caractère tout nouveau – par superpositions de lits que l’on qualifierait volontiers d’« inframinces ». L’audace des découpes ou des superpositions de formes énonce un nouveau vocabulaire structural. Alexandre Baldrei a gardé le souvenir très vif, depuis son adolescence, de la précision maîtrisée du geste rotatif d’un maçon portugais gâchant son enduit sur un mur. Voilà qui l’encourage à en reconstituer instinctivement la mathématique. En juxtaposant de grandes feuilles, il y compose une symphonie « plus tactile que visuelle » où les motifs semblables, constitués de points décroissants, s’enchâssent en vagues, les uns dans les autres, de façon systématique et néanmoins « imprédictible ». La couleur en est elle-même surprenante, dans son étendue chromatique intense constituée de points rouge-orangé sur un fond bleu sombre.  Sur une cheminée, voici que des maquettes trahissent des essais de volumes à facettes cristallisées… La moisson est considérable, conservant toute son intensité, mais nous sommes d’autant plus en attente !

Germain Viatte

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